Les mesures de confinement associées à la covid-19, notamment l’interruption des déplacements internationaux et la distanciation sociale, ont eu une incidence sur le secteur de la coopération internationale, particulièrement sur les activités qui font intervenir des missions de recherche et de consultation dans les pays visés par l’aide étrangère. Les organismes non gouvernementaux (ONG) internationaux sont devenus encore plus dépendants du personnel posté à l’étranger et de leurs partenaires, endossant la charge de minimiser les interruptions d’activités dans un environnement souffrant déjà d’un sous-financement chronique.  

Face à ces obstacles apparents, tous les acteurs concernés – Affaires mondiales Canada, les grands ONG et les experts du développement – ont commencé à étudier de près une priorité mondiale traitée vaguement depuis 25 ans : la localisation. Ce processus transformationnel vise à reconnaître et respecter les capacités locales et nationales sur le plan humanitaire et du leadership, et d’investir dans ces capacités, afin de mieux répondre aux besoins des communautés touchées par une crise. Le recours aux ressources locales a des répercussions normatives et opérationnelles. Pour dégager des orientations possibles, Coopération Canada a réuni un groupe diversifié d’invités qui ont débattu le 14 octobreVoilà quelques reflections après cette discussion inestimable.  

 

La localisation en tant qu’objectif clé de gouvernance à l’échelle mondiale 

La localisation en tant qu’objectif mondial n’est pas nouveau. Au tournant du siècle, des discussions à l’échelle mondiale sur l‘avenir de la coopération internationale, menées par l’Organisation de coopération et de développement économiques, la Banque mondiale et l’Organisation des Nations unies, ont reconnu l’importance d’abandonner les pratiques ethnocentriques et impérialistes en vertu desquelles des bailleurs de fonds et des experts de l’hémisphère Nord imposaient des solutions discutables à des pays ou à des communautés depuis longtemps désavantagés et dépendant de l’aide des bailleurs de fonds. Le renforcement des capacités locales, des solutions éclairées par le contexte et la titularisation nationale et locale des projets de coopération internationale exigent tous un transfert des pouvoirs vers les communautés que nous nous employons à aider. Cela nécessite une collaboration équitable tout au long du cycle du programme, que ce soit au moment d’établir les modes de suivi et de réalisation, d’évaluer, de concevoir les activités, de les mettre en œuvre, d’en faire le suivi et de les évaluer.  

Le recours aux ressources locales est bien mis en évidence dans le « modèle de partenariat durable » établi par l’OCDE en 1996 et énoncé dans le rapport intitulé Le rôle de la coopération pour le développement à l’aube du XXIème siècle de même que dans les Objectifs du millénaire pour le développement et le Cadre de développement intégré mis au point en 1999 par la Banque mondiale. AuCanada, l’énoncé de politique de l’Agence canadienne de développement international de 2002 intitulé Le Canada contribue à un monde meilleur qualifie le recours aux ressources locales d’objectif déterminant pour assurer l’efficacité de l’aide internationale. Plus récemment, cette modalité a dominé les document cadres internationaux dont celui du « grand compromis » (Great Bargain) du Sommet mondial sur l’action humanitaire de 2016 et du Programme de développement durable à l’horizon 2030 

 

Un objectif abordé vaguement  

En dépit de la grande pertinence des politiques par rapport aux paramètres de gouvernance mondiale, le recours aux ressources locales en tant que moyen de transférer la dynamique des pouvoirs vers les acteurs et partenaires locaux demeure très évasif.  

Le Programme à l’horizon 2030 et ses principes ont intensifié la réforme des Nations unies grâce à l’établissement de bureaux de coordinateurs résidents et à la transition vers des cadres de coopération nationaux qui devraient s’inspirer des priorités nationales en matière de développement et intégrer les travaux des agences onusiennes. Certaines de ces agences qui comptent une grande proportion de personnel posté au siège social, comme c’est le cas pour le Programme des Nations unies pour le développement, doivent relever le défi de transférer le personnel et l’expertise vers des lieux d’affectation régionaux ou locaux. Globalement, les agences onusiennes sont de plus en plus jugées en fonction de leur aptitude à « développer les capacités nationales » (surtout celles des gouvernements nationaux) bien que ce que cela demeure vague.  

Les ONG internationaux doivent, quant à eux, renforcer la capacité des acteurs de la société civile. Or les investissements à cet égard sont encore moins nombreux du fait que les cadres de coopération internationale limitent à 12 % (7 % dans la plupart des contextes humanitaires) les investissements consacrés aux frais généraux et au renforcement institutionnel. Pour se conformer à cette exigence, des organismes tels que ActionAid et Oxfam ont toutefois déplacé leur siège social de Londres, au Royaume-Uni, vers Nairobi, au Kenya. D’autres, tels que Vision Mondiale et Plan International, opèrent dorénavant une planification des programmes plutôt que des projets en appliquant des théories du changement qui reflètent la durabilité et le recours aux ressources locales.  

 

Un mouvement transformateur de la coopération internationale 

La stratégie qui consiste à déplacer les secrétariats et les instances décisionnelles vers l’hémisphère Sud et l’importance accordée au développement des capacités est sans conteste bien intentionnée. Cela dit, comme l’a avancé Audre Lorde, [traduction] « les anciens modèles, judicieusement arrangés et maquillés pour faire croire à un progrès, nous condamnent à répéter encore et encore les anciens modes de transaction »1. 

Comme le prétend un rapport collaboratif qui recueille le point de vue de plus de 350 ONG, agences onusiennes, bailleurs de fonds, sociétés de la Croix Rouge et du Croissant Rouge le recours aux ressources locales exige un transfert réel des structures de pouvoir et des modalités de partenariat, l’accès aux processus décisionnels et la reconceptualisation de la coopération internationale en fonction d’initiatives menées par les communautés. Ce rapport sur l’état de préparation aux désastres et aux situations d’urgence expose sept dimensions du recours aux ressources locales : le financement, les partenariats, la capacité, la participation, la coordination, la visibilité et les politiques.  

La pression exercée par la covid-19 en faveur du recours aux ressources locales devrait inciter les acteurs de la coopération internationale à revoir leurs façons de travailler et à réfléchir aux préjugés androcentriques, racistes et ethnocentriques qui influencent la structuration du travail. Le recours aux ressources locales doit faire intervenir un questionnement sur le legs colonial du secteur de l’aide internationale qui souffre depuis longtemps du complexe du sauveur blanc. Ce questionnement est nécessaire pour que la discussion soit constructive.  

 

Considérations importantes 

Des progrès importants ont été accomplis en vue d’opérationnaliser les objectifs de la politique en matière de recours aux ressources locales. De récents articles publiés sur le blogue From poverty to Power procèdent d’une réflexion orientée sur les solutions et représentent le recours aux ressources locales comme un spectre plutôt que comme une caractéristique binaire de l’aide internationale. L’un des articles aborde un rapport influant et avance des recommandations : consolider les structures de la société civile (en plus d’investir dans les organismes proprement dits), donner suffisamment de latitude aux agences locales pour assurer la souplesse des programmes et des mécanismes financiers, tout en évitant le piège de glorifier les partenaires locaux ou de les priver des ressources que le personnel international devrait recevoir. Le Fonds Égalité, la plateforme collaborative canadienne pour le renforcement et le soutien des mouvements féministes, a colligé les pratiques exemplaires du financement qui respecte les principes féministes du recours aux ressources locales dont la confiance, les approches décolonialisées et l’appropriation du pouvoir d’agir par les acteurs locaux. 

Les différents rapports sur le sujet se réduisent essentiellement à ceci :  

  1. la réalisation conjointe des programmes tout au long du cycle, depuis l’établissement des priorités et jusqu’à la finalisation,  
  2. la transparence et la redevabilité attribuées en propre aux communautés,  
  3. des modalités de financement souples et à longue échéance pour les acteurs locaux,  
  4. une stratégie de retrait des partenaires internationaux clairement communiquée.  

Sans surprise, plusieurs préalables du recours aux ressources locales sont du ressort des agences distribuant les fonds. Le plus récent article de Duncan Geen sur l’importance du recours aux ressources locales dans les activités de revendication précise dans quelle mesure cette modalité doit s’enraciner dans l’identification concrète des priorités, l’évaluation et la conception des programmes, ce qui peut paraître ardu quand on élabore une proposition de financement. Un document de synthèse du GatesInstitute développe davantage cette idée.  

L’utilité de ces ressources réside dans leur représentation du recours aux ressources locales en tant que processus continu et participatif, lequel opère fréquemment une transition entre la titularité conjointe et la titularité en propre pour minimiser les risques et combler le vide entre les capacités perçues et réelles des bailleurs de fonds et des acteurs locaux. Les initiatives qui permettent d’élaborer les priorités dans un processus collaboratif n’est cependant pas une idée nouvelle. Par exemple, l’organisme d’activisme féministe Mama Cash revendique haut et fort l’octroi de subventions participatif, cela depuis bien avant la pandémie.  

La défunte initiative Think Tank du Centre de recherche pour le développement international du Canada est une illustration concrète du recours aux ressources locales rendu possible. Le ressources mises à contribution font rapport sur l’investissement dans la durabilité des structures organisationnelles et dans les environnements plus généraux de la société civile.  

Les organismes non gouvernementaux internationaux proposent aussi des cadres d’orientation utiles. Oxfam a adopté une approche féministe en matière de recours aux ressources locales et Care a fait part de certaines pratiques exemplaires. En général, le recours aux ressources locales a été une priorité pour les organismes du secteur humanitaire dont le Comité permanent interorganisations du Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations Unies. Le Groupe de travail sur la localisation et le « grand compromis » et le Conseil international des agences bénévoles ont tous deux recensé des ressources précieuses pour le travail dans ce domaine.  

Le recours aux ressources locales est de plus en plus cité en tant que préalable à la mise en œuvre des cadres du développement, en particulier lorsqu’ils traitent de gouvernance et de décentralisation2. On considère aussi que c’est l’un des plus grands obstacles à la concrétisation des Objectifs du millénaire pour le développement, raison pour laquelle il constitue un élément crucial de la réalisation des objectifs de développement durable. De plus en plus, on le perçoit comme un processus non linéaire et non hiérarchique. La transition vers le recours aux ressources locales devient donc graduellement plus inclusive dans sa conception 

 

Points à retenir 

Dans son sens le plus large, le recours aux ressources locales suppose une transformation fondamentale des mécanismes de coopération internationale. Bien que sa complexité ne puisse être surestimée, l’un des ingrédients essentiels est un financement souple et prévisible directement destiné aux acteurs locaux assuré par une conception souple des programmes et l’établissement de priorités en collaboration. Sur le plan des bailleurs de fonds, il implique de focaliser sur le renforcement des capacités des acteurs locaux et des processus plutôt que sur les résultats de la prestation des services assurée par les partenaires locaux. Des relations inclusives fondées sur la confiance entre les bailleurs de fonds et les partenaires locaux sont essentielles; c’est à ce niveau qu’il importe de promouvoir la transition du respect des exigences vers la redevabilité. L’amendement de règlements dépassés, tels que les règles canadiennes en matière de direction et de contrôle, qui dessert l’estime des partenaires par les organismes caritatifs, serait un pas dans la bonne direction.  

Pour que les activités soient dirigées localement, il faut susciter un dialogue continu et équitable et se concentrer sur la contribution plutôt que sur l’attribution. Alors que les organismes non gouvernementaux internationaux peuvent et devraient mener de tels efforts, l’adoption plus universelle de ces principes exigent que les bailleurs de fonds mettent en place des structures claires qui rendent possibles et réclament le recours aux ressources locales chez leurs partenaires, surtout ceux de l’hémisphère Nord.  

 

1 Audre Lorde, « Age, Race, Class, and Sex: Women Redefining Differences, » dans Sister Outsider: Essays and Speeches (Freedom : Crossing Press, 1984), 114-123, 123.

 

2 Projets de décentralisation qui font intervenir la délégation des pouvoirs des autorités centrales, plus particulièrement ceux portant sur les filets de protection sociale, vers des autorités régionales et locales dans l’intention de renforcer la redevabilité, la participation civique et les politiques sur la sécurité sociale centrées sur la population. Le Kenya constitue un bon exemple.